Diana Pinto
COMME mes deux derniers ex, comme mon meilleur ami, comme mon inspecteur des impôts, comme un boulanger qui n'est que rarement le mien, il s'appelait P***. Il avait débarqué dans ma vie par des commentaires, puis par des courriels.
Très vite, nous nous sommes aimés. D'amitié. Comme moi, il était masochiste. Bien plus que moi. Nous en parlions beaucoup, mais pas seulement. Il ne se remettait pas de la perte de sa dernière dominatrice, il en était malade, il somatisait.
Nous nous écrivions des lettres si longues qu'il me fallait parfois plus d'une heure pour lui répondre. Il avait une intelligence exigeante. Cruelle souvent. Il était à fleur de peau. Il n'a, un jour, pas supporté que je ne prenne pas sa défense avec véhémence, à ciel ouvert. Comme je suis têtue, j'en ai souffert, mais je ne lui ai pas tendu la main. J'en crevais, mais j'avais encore plus peur de ce que serait ma souffrance s'il me rejetait. Lui aussi, mais il a fait le premier pas. Et nous avons repris ces conversations épistolaires infinies, plusieurs courriers en parallèles souvent, abordant tous les sujets, des plus graves aux plus futiles.
Nous avons créé un langage à nous, des jeux d'enfant, des réflexions d'adultes. Quand le temps nous manquait, nous nous adressions des petits mots brefs pleins de chaleur. Nous dressions des listes, de peintres surestimés, de parfums importables, des rires de ses filles quand elles étaient enfants, des conneries de mes dominamants quand le naturel revenait au galop.
Artiste, avec "un petit nom dans le milieu" disait-il, il n'a jamais voulu me le donner, ce patronyme, de crainte que je n'aime pas son oeuvre. C'est avec mille réticences, mais sans que je le lui demande qu'il m'a envoyé sa photo (parce qu'il avait vu les miennes, il voulait cette égalité). Je connais les prénoms de ses filles, le sien, mais pas son nom. Je ne le connais pas au regard de l'état civil.
Je parle à l'imparfait. Je pleure en parlant à l'imparfait. Cet imparfait qui porte bien son nom et qui fait le deuil du présent et du futur. J'ai eu de ses nouvelles pour la dernière fois à la fin du mois de juillet, il avait été hospitalisé, et repassait chez lui brièvement chercher ses anciennes analyses. Son coeur qui avait tant battu dans ce corps qui avait tant été battu gardait, en plaie ouverte de celle dont il avait tant de mal à même prononcer le prénom, un virus vorace.
J'ai failli appeler un écrivain, aujourd'hui reclus et en assez mauvaise santé, dont il était l'ami pour tenter de savoir ce qui se passait (mais sachant l'état de l'auteur et l'absurdité de ma demande, du moins dans sa formulation, j'ai chassé cette idée). J'ai lu sur internet tout ce qu'on pouvait trouver sur ce que je supposais être sa maladie. Je lui ai écrit, de plus en plus comme on envoie des bouteilles à la mer, sans attendre de réponse. Parano à mes heures (heureusement de manière non pathologique, juste agaçante pour mes plus proches), je me disais qu'en revenant de convalescence, il fuyait tout ce qui pouvait lui rappeler l'autre, donc aussi moi qui savais. Une envie de s'éclipser, de faire le deuil de son masochisme ? Internet est un superbe outil pour tisser des liens, c'est aussi une formidable usine à mensonges et dissimulations, et on y casse les relations sans faire d'omelette, adieu Berthe. Et que, comme certains qui retournent leur veste pour un oui pour un non, qui sait, il riait de ma candeur.
J'ai lu tout ce qui se disait sur sa maladie, on en guérit en un mois en général. Sauf si on en meurt.
Cinq mois, et chaque jour, il me manque. Les fêtes me sont particulièrement pénibles cette année. J'ai toujours plus souffert des chagrins d'amitié que d'amour. Ils ne guérissent jamais. Aujourd'hui, je maudis l'imparfait, que n'ai-je écrit au passé simple au lieu de ce temps qui décompose la vie.
Il a été ma plus belle rencontre de 2008. J'aimerai tant apprendre qu'il va bien, qu'il exerce son art avec fougue, qu'il retrouve le bonheur. Quelque part.